Marcher, une manière d'être : le texte



MARCHER, UNE MANIERE D’ETRE

Texte de base de l'intervention de Christophe Baudet
lors de la Discussion Autour d'une Assiette
du vendredi 29 janvier 2016

Introduction

Le titre, « Marcher, une manière d’être », c'est-à-dire la marche comprise comme un rapport au monde, comme un « art de vivre » suggère d’emblée l’existence de liens entre la philosophie et la marche.

C’est du moins la proposition que je vais essayer d’étayer ce soir : si le marcheur n’est pas d’emblée un philosophe, la marche ouvre un temps, une parenthèse dans l’existence, propice à la philosophie, à l’exercice philosophique. Je souhaite ce soir, avec vous, mettre en exergue cette proximité entre marche et philosophie.


Pourtant nous pourrions nous demander que vient faire la philosophie avec la marche ? On marche avec ses pieds et on pense avec l’esprit ? La marche est une activité somme toute physique, la philosophie est une activité plutôt de l’esprit, voire cérébrale.


Cependant marcher n’est pas un exercice anodin, il est peut-être notre premier acte d’humanité. En effet, marcher c’est d’abord être debout sur deux jambes et par conséquent se dresser. La posture debout initie l’aventure humaine, le moment où l’être humain s’extirpe de l’animalité, pour aller vers un ailleurs, des ailleurs. En nous dressant nous découvrons l’horizon, le monde, et nous nous décollons de l’immédiateté. Peut-être qu’en se dressant, l’homme ouvre la voie à la connaissance, à l’envie d’aller voir là-bas, un peu plus loin. Marcher est donc un acte fondateur de notre humanité. En libérant ses mains, il met ses neurones en mouvement.

Dès lors comment imaginer que la philosophie soit étrangère à la marche ? Se dégager de l’immédiateté, plonger son regard au loin, chercher ce qui se cache derrière l’horizon des choses, l’apparence, n’est-ce pas l’essence même de la philosophie ? David Breton dans Eloge de la marche, commence son ouvrage par : « La marche est ouverture au monde ». La philosophie ne serait-elle pas une des expressions de cette ouverture ?

Je vais donc essayer de partager avec vous la complicité, les connivences profondes qu’entretient la marche avec la philosophie entendue, notamment, comme un art de vivre.

Pour découvrir les affinités entre la marche et la philosophie, rien de mieux je crois, de suivre quelques philosophes, marcheurs invétérés. Ces philosophes ont un point commun : ils sont iconoclastes, souvent incompris de leur vivant et ont interrogé notre art de vivre. La marche a été la condition de leur œuvre.



Nietzsche : la marche comme condition de son oeuvre

Il commence sa carrière à l’université de Bâle comme philologue spécialisé sur la Grèce. Il écrit « la naissance de la tragédie », livre ouvert sur la métaphysique et peu scientifique. Le livre fait scandale dans le milieu universitaire, comment un universitaire, philologue, déjà aussi prestigieux, a-t-il pu écrire un tel livre loin des recherches scientifiques sérieuses et livrant des intuitions considérées comme vagues et abscons.

C’est la première rupture de Nietzsche qui lève à ce moment un malentendu professionnel : Nietzsche n’est pas ce philologue sage et brillant. La deuxième rupture sera celle avec Wagner alors très en vogue, dont il juge la musique arrogante et fanatique. Il aimera la musique de Rossini et Carmen qui donne envie de danser. La danse nous ramène déjà au corps et peut-être à la marche. La danse pourrait-elle être perçue comme une esthétique de la marche ?


Très vite il est saisi de maux de tête violents. Il découvre alors que la marche soulage ses maux de têtes.

Ses premières marches se déroulent dans la forêt noire ou près du lac Léman, près de Bâle. Il dira « Je marche beaucoup, à travers les forêts, et j’ai avec moi-même de fameux entretiens ». De plus en plus ostracisé par le milieu universitaire, vivant de plus en plus en ermite, il confie : « Si seulement je pouvais avoir, quelque part, une petite maison ; je marcherais six à huit heures par jour, composant des pensées qu’ensuite je jetterais d’un trait sur le papier ». Nietzsche annonce son entrée définitive en philosophie qu’il exprimera sous la forme d’aphorismes.

Notons à quel point la marche, initiée pour cause de maux de tête, va devenir le lieu de sa pensée. Les maux de tête persistent et il finit par démissionner en 1879 de l’université.

Il deviendra alors le marcheur que l’on connaît, tous les jours à raison souvent de huit heures. Nietzsche deviendra un philosophe vivant dans la solitude, malade. Cette solitude sera le prix de sa liberté, l’expression d’une philosophie non académique, bousculant ou révolutionnant nombre de concepts, de théorie ou système de pensée. C’est alors qu’il devient un marcheur hors pair. Il marche tous les jours plusieurs heures par jours, privilégiant les chemins ascendants.

La marche est alors consubstantielle à sa philosophie. D’abord marcher pour oublier sa maladie. Ensuite, il travaille en marchant. Il griffonne sur des carnets des aphorismes qui surgissent au-cours de ses marches. Il exercera ceci pendant les dix ans de lucidité qui lui reste alors et écrit ses plus grands livres, généalogie de la morale, Gai savoir, Par-delà le bien et le mal, Zarathoustra qui descend de sa montagne.

La marche est son élément, la condition de son œuvre, « tant de livres sentent l’odeur renfermé des bibliothèques, ils naissent de la compilation d’autres livres ». Celui qui marche est libre d’attaches, sa pensée n’est pas esclave des autres volumes. C’est une pensée qui nait d’un mouvement, d’un élan. C’est une pensée qui danse comme Dyonisius lui-même. Il ne conçoit la musique, la philosophie que liée au corps, au rythme, à la danse. Les aphorismes sont des mouvements tant de la pensée que du corps. De fait sa philosophie est corporelle, ce qui confère à ses pensées une coloration vitaliste. Il y a là une rupture avec des philosophies qui soit ont oublié le corps, soit s’en sont méfié. La contre histoire de la philosophie de Michel Onfray met bien cet aspect en exergue.

Il s’agit par ailleurs de prendre de la hauteur, les idées, la généalogie, ont besoin de hauteur, d’où les ascensions qui sont privilégiés. Marcher sur les hauteurs, prendre de la hauteur, loin du quotidien sédentaire des hommes qui errent à la recherche de reconnaissance ouvre la voie à la généalogie, cette méthode que l’on retrouve chez Marx et Freud consistant à chercher au-delà des apparences les vrais ressorts de la conduite des hommes et de leurs croyances.

Enfin, Nietzsche aimait prendre une infini de fois les mêmes chemins, les mêmes tracés, comme peut-être l’annonce de l’éternel retour, compris non pas comme une répétition des évènements, mais comme un exercice spirituel consistant prendre les évènements de la vie avec une telle joie ou acceptation qu’on souhaite leur avènement une infinité de fois. Peut-être que dans le fait de refaire une multitude de fopis les mêmes chemins, le philosophe était à la recherche de cette joie.

La marche est donc la condition de sa pensée et l’expression de son isolement. « La marche n’est pas, comme chez Kant, ce qui distrait du travail, cette hygiène minimale permettant au corps de se remettre d’être resté assis, courbé, cassé en deux. Pour Nietzsche, elle est la condition de son œuvre. Plus que sa détente ou même son accompagnement, la marche est proprement son élément ». (Marcher une philosophie, Frédéric Gros, p30, ed champs essais)

Nietzsche dira : « je n’écris pas qu’avec la main ; mon pied veut toujours être de la partie. Il tient son rôle bravement libre et solide, tantôt à travers champs, tantôt sur le papier »

(Nietzsche, gai savoir, p31) ou encore De Zarathoustra, il note : « profond état d’inspiré. Tout conçu en chemin au cours de longues marches. Extrême élasticité et plénitude corporelle ».


Jean-Jacques Rousseau, « les rêveries d’un promeneur solitaire », la marche comme fil conducteur

Rousseau connaitra plusieurs étapes dans sa vie et d’une certaine manière la marche en est le fil conducteur, l’expression, voire l’âme.


Rousseau à 16 ans, après une escapade, trouve les portes de Genève fermées. Par peurs des remontrances, il fugue. Ce sera le début d’une cavalcade. Il ira de rencontre en rencontre, un curé catholique ensuite une dévote Mme de Warens, à Turin il adjure sa foi protestante après une aimable pression du curé et de la dévote, y exerce une multitude de métier et finit par retrouver sa mère à Chambéry après avoir donc traversé les Alpes à pied.


Ensuite JJ Rousseau se fera connaître, publie son premier discours, acquière un début de célébrité. Il écrira plus tard dans les confessions : « Je n’ai voyagé à pied que dans mes beaux jours et toujours avec délices. Bientôt les devoirs, les affaires, un bagage à porter m’ont forcé de faire le Monsieur et de prendre des voitures, les soucis rongeant, les embarras, la gêne y sont montés avec moi et dès lors, au lieu qu’auparavant dans mes voyages je ne sentais que le plaisir d’aller, je n’ai plus senti que le besoin d’arriver » (LivreII, les confessions).

Notons le contraste entre « le plaisir d’aller » du marcheur au « je n’ai plus senti que le besoin d’arriver » de l’écrivain alors véhiculé. Jean-Jacques Rousseau en une phrase caractérise la marche.

Aujourd’hui je prends le TGV, l’avion, la voiture pour aller d’abord quelque part. Le point d’arrivée surplombe tout le reste. Le voyage n’est qu’un moyen qu’on espère le plus efficace possible. La marche restaure le voyage comme une finalité en soi. Ce qui compte c’est la marche, le trajet effectué.

Souvenons-nous des stoïciens qui nous disent que ce qui compte est l’action elle-même, l’intention avec laquelle on la conduit et non le résultat en tant que tel. Les stoïciens n’étaient pas particulièrement des marcheurs mais ils en avaient l’esprit.

Rousseau décide à quarante ans de quitter le monde mondain, se retire du monde. Il est alors seul, sans moyens, recopiant de la musique pour vivre. Il devient ou redevient alors un marcheur invétéré.

Notons que pour Nietzsche et Rousseau, leur rupture avec l’environnement se traduit par l’adoption de la marche au quotidien. La marche serait-elle alors la conséquence d’une solitude qui ne sait où se loger, où déambuler ? L’isolement, la solitude, l’absence d’environnement sociétal est-il alors remplacé ou plutôt fait-il la place à une ouverture à la nature, à la terre, aux arbres, aux montagnes ?

Il dira, comme Nietzsche « Je ne fais jamais rien qu’à la promenade, la campagne est mon cabinet ». Il traversera la France plusieurs fois, effectuant des marches de plusieurs semaines. C’est une époque où il écrit, entre autres, « Sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes ». Il avait déjà dans son premier discours dénoncé radicalement les travers de la société, mais son désir de gloire était le plus fort.

Dans cette troisième phase de sa vie il joint l’écriture, sa philosophie à son le mode de vie : « Tout le reste du jour, enfoncé dans la forêt, j’y cherchais l’image des premiers temps dont je traçais fièrement l’histoire ; je faisais main basse sur les petits mensonges des hommes, j’osais dévoiler à nu leur nature, suivre le progrès du temps et des choses qui l’ont défiguré, et comparant l’homme de l’homme avec l’homme naturel, leur montrer dans son perfectionnement prétendu la véritable source de leur misère » (Livre VIII, des confessions)

Il y a chez l’auteur une interaction significative entre la marche et l’idée largement développé de l’homme naturel corrompu ensuite par la société. Rousseau cherche alors à retrouver « l’homme naturel, non défiguré par la culture, l’éducation, les arts… ». Marcher pour redécouvrir sa nature, la marche comme exercice de dépouillement, de simplicité, de retour aux sources.  Marcher c’est faire émerger son innocence enfoui par les règles de la société. « L’homme ainsi naturellement s’aime, mais ne se préfère jamais. C’est en société seulement qu’on apprend à le faire. Il faut marcher longtemps pour réapprendre à s’aimer ». Rousseau opposera l’amour de soi de l’homme naturel à l’amour propre de l’homme en société.

La marche est au cœur de la pensée rousseauiste, elle en est à la fois le laboratoire et le lieu d’élaboration.

Au cours de la dernière partie de son existence, JJ Rousseau découvrira le plaisir de marcher, sans but, pour rien. « Parce qu’il n’y a plus à être quelqu’un », seulement à être une vibration parmi les arbres. La méditation en soi.



David Thoreau ou le bénéfice de la marche.

Né près de Boston en 1817, fils d’un fabricant de crayons, après Havard, il est enseignant pendant deux semaines. En effet il refuse d’infliger des châtiments corporels et ne conçoit ses cours qu’en alternance avec de longues promenades. Il retourne dans la fabrique de ses parents, crée ensuite une école privé avec son frère qui dure peu de temps. Il commence à tenir un journal. En 1845 il construit une cabane en pleine forêt près d’un lac dans l’état de New York. Il y vie pendant deux ans totalement isolé. Thoreau, au fond de sa cabane, optera pour une certaine frugalité, loin de l’agitation du monde. C’est son acte philosophique fondateur qu’il explicite dans son livre « Walden ».

Thoreau sera un marcheur, trois à cinq heures par jour. Il se donne une règle, ne pas écrire plus que le nombre d’heures passées à marcher. Il conçoit l’écriture comme la transcription d’une expérience singulière et non le commentaire d’autres livres, le recyclage de connaissances : « Il est vain de s’assoir pour écrire quand on ne s’est jamais levé pour vivre » dira-t-il dans son journal. Marcher « vide » la tête des encombrants, des savoirs appris, pour laisser la place à la présence et prépare ainsi l’écriture par l’expérience.

Il pressent les risques écologiques. Thoreau propose une nouvelle économie. « Il ne s’agit plus de se demander ce que rapporte telle ou telle activité, mais ce qu’elle coûte en instants de vie pure ». Il distingue profit et bénéfice. Une action profitable peut-être faite par quelqu’un d’autre, d’où la concurrence, la comparaison. Une action bénéfique ne peut être réalisée que par soi, tel par exemple la marche. Si je m’achète une voiture, sais-je combien de temps de vie ceci m’a coûté? Tout compte fait, il se peut que je gagne du temps de vie en marchant. Il se livre à un calcul économique visant à montrer qu’en fait on marche plus vite qu’on ne roule en véhicule si à la durée de trajet réalisé en véhicule on ajoute le temps passé à l’acquérir. « Le travail produit de la richesse tout autant qu’il produit de la misère ». « La misère en ce sens n’est pas le contraire de la richesse : elle en est exactement le complément ». Il prône la vie en autarcie où il suffit de travailler une journée par jour.

Thoreau ne se désintéresse pas pour autant du monde, il est même engagé, exprime de fortes convictions. Ainsi, il refuse de payer ses impôts à un état qui fait la guerre au Mexique et autorise l’esclavage. Il invente la notion de désobéissance civique.

Le marcheur en s’extrayant de la communauté humaine réunit-il les conditions intellectuelles et psychologiques d’une contestation de l’ordre sociétal ? On pense à Gandhi dont on parlera ultérieurement, mais aussi aux cyniques.



Les Cyniques : la marche comme art de vivre et forme de rébellion

Socrate n’est pas à proprement parlé un marcheur, même s’il déambule sur l’agora, mais c’est pour aller vers les gens. Dans le dialogue de Platon, Phèdre, on a un Socrate qui ne semble pas apprécier la Nature. En clair la philosophie ne né pas avec la marche. Diogène Laërce suggère que Platon enseignait en marchant, mais rien n’est moins sûr. Les stoïciens évoquent la Nature, c’est-à-dire le cosmos, l’imbrication profonde entre l’être humain et le grand Tout, mais sur un plan rationnel. La marche ne semble pas constituer une pratique, un exercice spirituel.  Nous imaginons les épicuriens, allongés, discourant dans un jardin, pas vraiment marchant dans la nature. La philosophie grecque antique ne semble pas privilégier la marche, à l’exception, cependant, des cyniques.

Le terme « cynique » provient du grec kunos, le chien. Il désigne dans le monde grec un personnage dont le mode de vie était très rude, qui passait son temps à invectiver la foule et qui dénonçait les hypocrisies du monde.

Les Cyniques qui dénonçaient les conventions sociales, le respect de la hiérarchie, la recherche des honneurs, la quête de reconnaissance, furent aussi des marcheurs, errant, vagabondant, se déplaçant de ville en ville, haranguant la foule de manière provocatrice. Ils n’ont ni habitat, ni possession, seulement une couverture et une besace.

Les cyniques remettent en cause de nombreux préceptes philosophiques. Par exemple, ils rejettent l’idée qu’il faudrait aller débusquer la vérité derrière les apparences, le sensible, comme le suggère le mythe de la caverne de Platon dont une grande partie de la philosophie s’est inspiré. En fait, la vérité est dans l’élémentaire, la radicalité de l’immensité : le soleil, le vent, la terre, le ciel. Le naturel c’est le cru : le besoin élémentaire, nudité, défécation, masturbation.

Les conventions nous éloignent de l’élémentaire, d’où la dénonciation des conventions (mariage, mode de vie…) que l’on prend pour des vérités.

La marche, l’errance permettent de renouer avec l’élémentaire.

Les fonctions biologiques contre les conventions, la bonne éducation, les schémas culturels.

Ils interrogent les catégories classiques de la philosophie qui différencient l’utile et le futile. Ainsi un lit est utile, un lit à baldaquin appartient au domaine du futile.

Les cyniques considèrent qu’on ne va pas jusqu’à l’épreuve du nécessaire. On cite souvent l’anecdote où Diogène, voyant un enfant boire à la fontaine d’eau en joignant ses deux mains, décide de jeter son gobelet qui lui servait à boire : un gobelet est utile pour boire mais pas nécessaire.


A)    Quelles sont les principales significations que nous pourrions attribuer à la marche ?

La marche comme antidote au mimétisme social.

Dedans et Dehors

Dans notre vie urbaine, nous ne cessons de passer d’un dedans à un autre dedans. Le dehors est une transition pour passer à un autre dedans. La marche inverse en quelque sorte la donne. Le dehors n’est plus transitoire, il est la règle. Le dedans devient le transitoire.

Or le jeu social, les conventions se cristallisent plus particulièrement dans les dedans qui se nomment bureau, salons, salle à manger. Chez les grands marcheurs que nous avons inventoriés, il y a toujours cette volonté de s’extraire des mondanités de ce monde, de la pensée unique par le biais de la marche. Le dehors serait-il mieux adapté à une pensée libre, sans tabou ?

Nietzsche, Thoreau, Rousseau ont ceci de commun : ils deviennent marcheur au moment où ils entrent en rupture avec ce que nous pourrions appeler, leur environnement, la société, où ils se mettent à part : « Marcher, c’est se mettre sur le côté : en marge de ceux qui travaillent, en marge des routes à grande vitesse, en marge des producteurs, en marge des gens sérieux qui ont toujours quelque chose de mieux à faire que d’accueillir la douceur pâle d’un soleil d’hiver ou la fraicheur d’une brise de printemps…Marcher est une question non seulement de vérité, mais aussi de réalité. Marcher, c’est faire l’expérience du réel. » (Marcher, une philosophie, Frédéric Gros, p131, ed champs essais).

Nous pourrions dire les choses différemment. Face à un arbre, à un paysage, le marcheur n’est plus un rôle, un statut, une fonction. La dimension sociétale se dissout. Le marcheur est renvoyé à soi.

La marche se suffit à elle-même

La marche se suffit à elle-même : « On marche pour rien, pour le plaisir de goûter le temps qui passe, faire un détour d’existence… » (Eloge de la marche, David Le Breton, p18-19, ed Métailié). Dans une marche ce qui compte c’est le cheminement même et non le point d’arrivée en soi. Jean-Jacques Rousseau, comme nous l’avons vu l’exprime : « …au lieu qu’autrefois dans mes voyages je ne sentais que le plaisir d’aller, je n’ai plus senti que le plaisir d’arriver »  (cité Eloge de la marche, p20).

La marche se suffit à elle-même et donc ne porte pas de discours, même si nous verrons que d’autres types de marches seront le vecteur d’une parole. Dans tous les cas, ces marches ne peuvent pas faire l’objet d’une médiatisation. Imaginez à la télévision un marcheur filmé.

La marche n’étant pas instrumentalisée pour une autre finalité qu’elle-même, c’est pourquoi la marche crée les conditions de l’émergence de la beauté. Un objet, nous dira Kant, est beau si nous n’avons pas de visée sur cet objet, d’intérêt particulier. La beauté exige une certaine gratuité du regard. La marche qui n’a pas d’autres finalités qu’elle-même, permet à la beauté de s’inviter.

En cela la marche a des connivences, des proximités avec le « souverain bien » qui n’a ni finalité autre que lui-même et ne fait pas l’objet de progrès.


La marche comme retour au nécessaire

La marche nous apprend à écarter le superflu, les encombrants. Ils n’ont pas de place quand on fait son sac à dos. Tout encombrant pénalise le marcheur. Le profil d’un marcheur est celui qui a su se délester de l’inessentiel.

La préparation d’une marche, notamment sur plusieurs jours, nous amène à nous poser la question de quoi ai-je besoin et non pas de quoi ai-je envie. On a plusieurs catégories à identifier :

   Le superflu ou le futile qui répond à nos envies, parfois à notre vanité ou paraître.

*   L’utile, c’est-à-dire ce qui renforce l’efficacité : bâton, cousin, serviette

*   Le nécessaire : ce qui manquant, compromet la marche : chaussures solides, cartes, vêtement.

La mise hors jeu des encombrants permet de restaurer la valeur des choses les plus simples. Stevenson nous dit : « il n’y a pas de pipe qui vaille celle qu’on fume après une bonne journée de marche…Si vous terminez la journée par un grog, ce sera un grog comme vous en avez jamais connu, à chaque gorgée une jovialité paisible se répand dans vos membres, s’installe doucement dans votre cœur ».

Il y a là une musique très épicurienne, un ascétisme heureux dont le jardin est la marche elle-même, une sorte d’ataraxie mobile qui consiste à apprendre à supprimer la souffrance en  savourant un morceau de pain et un verre d’eau.


La spiritualité : deux nudités

Moins d’encombrants, de divertissements, d’interface favorisent la rencontre de deux nudités : celle de la nature et celle du marcheur, sorte de coprésence empruntée de plénitude et mystère, le choc d’une  finitude immergée dans l’immensité. De là nait peut-être la dimension spirituelle de la marche nous dit David Breton: « La marche est confrontation à l’élémentaire, ….En le (le marcheur) soumettant à la nudité du monde, elle sollicite en l’homme le sentiment du sacré ». (Eloge de la marche, David Le Breton, p74, ed Métailié).

La marche : une nouvelle ouverture au monde


La fin du regard fonctionnel

Au sein de l’espace du dedans, nous associons les objets à leur utilité, un balai pour ceci, un verre pour cela etc… Nous posons sur notre environnement un regard fonctionnel, un regard utilitaire. La simplicité de la marche, l’absence d’interface, de compétition, de performance, la présence des choses qui ne sont pas là pour nous servir opère une conversion de notre regard. Nous abandonnons, du moins pour partie, le rapport fonctionnel au monde, tant décrié par nombre de philosophes dont Heidegger.

La parole mystère

Comme nous avons moins besoin d’utiliser les choses, nous les nommons moins fréquemment. Du coup elles nous apparaissent dans leur choséité et leur poésie.

Dans cette rareté de mots, vient s’installer le silence. Celui-ci n’est pas absence de bruit comme en milieu urbain, mais plutôt réceptacle où un son, un cri, peut émerger, prendre une épaisseur, occupant pendant un moment tout l’espace-temps : « Chaque son semble sortir d’une méditation profonde, comme si la nature avait acquis un caractère et une intelligence » ; (Henry David Thoreau, le journal, p 67-69).

Un retour au réel

Le fait de ne plus nommer les choses permet d’accéder à un réel, à l’état brut, permet tout simplement le retour du réel. Ceci explique peut-être pourquoi en fin de journée, après une marche, on ressent un profond bonheur, un apaisement.


Propice à l’étonnement

Ce retour au réel, un regard moins fonctionnel, un dehors moins sujets aux conventions, aux normes vient défaire les repères, amolir les paradigmes, déconstruire un tant soit peu les représentations. La marche ouvre ainsi la possibilité de l’étonnement, l’étonnement face à un paysage, une falaise biscornue, une plante insolite. Or l’étonnement est l’étincelle majeure de la philosophie. Sans étonnement, point de réelles questions, point de philosophie. La marche réanime notre propension à s’étonner et donc aussi à philosopher.

La marche : un autre rapport au monde

Un antidote à l’anthropomorphisme

Il n’y a plus un moi séparé de la nature qui l’observe, mais un je immergé dans du végétal, du minéral, du vivant. Le marcheur se sent « fait du même bois que l’arbre ».

Heidegger pourrait dire, ce n’est plus uniquement moi qui regarde l’arbre, mais aussi l’arbre qui se présente à moi. La marche permet d’expérimenter un autre rapport au monde où l’être humain est un élément parmi d’autres et non pas le centre autour duquel tout s’organise.

La marche est un bon antidote à l’anthropomorphisme. Combien de philosophes pourraient s’y reconnaître ? Nietzsche, Spinoza, Heidegger, Camus…

La marche contribue à remettre l’homme à sa place. Or trouver sa juste place dans le cosmos est l’aboutissement visé par les philosophies de l’antiquité. Nous pourrions dire : ce que les philosophies tentent de réaliser par l’esprit, la marche essaye de faire par le biais du corps.

La sérénité d’exécuter une chose pour elle-même

De nombreux marcheur font mention du sentiment de sérénité que procure la marche. Pourquoi ? Si on convient que la sérénité est liée au fait de n’être ni dans l’espoir, ni dans le regret, comment ne pas penser à la marche qui se suffit à elle-même, qui n’est pas en vue de quelque chose d’autre si ce n’est avancer, mettre un pas devant l’autre ?

Par contraste, nous pourrions évoquer l’errance mélancolique de Nerval pour lequel la marche est le lieu privilégié d’expression de sa profonde mélancolie, la marche devenant une sorte de mélancolie active. Cet au bout d’une marche nocturne d’ailleurs qu’il mettra fin à ses jours ?

Source de joie

De nombreuses philosophies ont été mobilisées par le sentiment de joie, notamment Aristote et plus particulièrement Spinoza qui en fait l’affect principal. Dans la lignée de cette tradition, Frédéric Gros définit la joie comme « le signe d’une énergie qui se déploie dans l’aisance, elle est une affirmation libre : tout est facile. C’est pourquoi, contrairement au plaisir, la joie augmente avec la répétition, et s’enrichit. » (Marcher, une philosophie, Frédéric Gros, p195, ed champs essais). Et il rapproche ceci de la marche : « Quand on marche, le fondement de la joie c’est se sentir à quel point le corps est fait pour ce mouvement, comment il trouve dans chaque pas la ressource du prochain ». (Marcher, une philosophie, Frédéric Gros, p196, ed champs essais).


La marche comme révélateur du corps

           Absence du corps

L’absence du corps est une des caractéristiques du monde moderne : … « la voiture est maintenant reine du quotidien, elle a rendu le corps presque superflu…la condition humaine devient une condition assise ou immobile… ». Roland Barthes écrivait que « marcher est peut-être-mythologiquement-le geste le plus trivial, donc le plus humain. Tout rêve, toute image idéale, toute promotion sociale supprime d’abord les jambes, que ce soit pour le portrait ou pour l’automobile ».(Roland Barthes, Mythologiques, p 25, Paris, Seuil, 1957).

De manière générale, le corps est vécu comme une évidence qui est tellement là que nous l’oublions. Il devient invisible. Il se rappelle à notre bon souvenir quand on tombe malade ou au moment du vieillissement.

La marche restaure le corps comme entité centrale en mouvement.  Il participe alors directement au rapport à la nature, à la beauté, au monde que construit le marcheur.

D’ailleurs la marche est un équilibre naturel du corps. Il suffit d’observer quelqu’un debout, qui attend. Il piétine, croise, décroise les bras, le corps souvent courbé, penché. En se mettant à marcher, il y a comme une libération.


Le corps, les sens et les philosophes marcheurs

On pourrait noter ici une différence entre la marche et la philosophie qui a la réputation de plutôt se méfier du corps et des sens. Les sens seraient trompeurs. Certes, ils sont notre première appréhension du réel, mais il s’agit au plus vite de faire intervenir la raison. Tout le monde a à l’esprit l’âme chez Platon qui en s’incarnant dans un corps risque de perdre « son âme » si j’ose dire, sa nature profonde qui est d’aller ou plutôt de retourner vers le divin, le Bien.

Au-delà du fait que la défiance de Platon vis-à-vis du corps et des sens est plus nuancée et complexe que la représentation que nous en avons parfois – les dialogues « Phèdre et le Banquet » sur l’amour en attestent - observons que les philosophes « marcheurs » que nous avons présentés ont tous à leur manière accorder une attention particulière aux sens, David Thoreau et Jean-Jacques Rousseau à la beauté de la nature, Nietzsche qui disait écrire avec le corps a sérieusement chahuté les notions et concepts tels : la « vérité » ou la « raison ».

La marche a-telle contribué à façonner leur philosophie ou cette dernière les a-t-elle conduits à marcher ?


La marche comme conversion : le pélérinage


Le Christ invitait ses disciples à la route, les invitants à quitter commerce, maison, biens divers, afin de favoriser une conversion, celle de l’amour. De là est né le pèlerin. Le pèlerin est un marcheur qui fait par là preuve d’ascèse, il est comme le pauvre qui n’a que son corps comme bien.


L’origine du mot pèlerin : perigrinus : étranger, exilé. Le pèlerin est exilé car il n’atteindra jamais sa vraie demeure ici-bas. Le pèlerin au moyen-âge correspond presque à un statut social et juridique : « …L’évêque bénit à l’occasion d’une messe les attributs traditionnels du marcheur : le bourdon (bâton long à l’extrémité métallique qui lui servira autant à marcher qu’à se défendre des chiens et des bêtes), ainsi qu’une besace pour y ranger le pain du jour et les papiers essentiels. Cette sacoche devait être étroite (car c’est dans la foi en son Dieu qu’on puisse l’essentiel de ses ressources » (Marcher, une philosophie, Frédéric Gros, p153, ed champs essais). Il a aussi une lettre protectrice qui lui permet de séjourner dans des monastères et hospice. Le dénuement rappelle celui des cyniques.


Les objectifs poursuivis par les pèlerins sont :

*             un acte de foi, remercier Dieu d’une prière exaucée, ainsi Descartes, pour avoir eu l’illumination de sa méthode, accomplit un pèlerinage jusqu’à Notre-Dame-de-Lorette.

*   remercier Dieu d’une rémission ou guérison,

*   une ascèse afin d’expier ses fautes,

*   parfois il est imposé aux hérétiques, sorte de répression.

Dans tous les cas, le pèlerinage s’accompagne de l’idée d’effort, de souffrance, antidote à l’orgueil.

Il y a plusieurs pèlerinages, dont trois que nous connaissons bien :

1.     Jérusalem (dès le III siècle, refaire le chemin du calvaire, approcher la grotte où il parlait à ses disciples),

2.     Rome où deux apôtres reposent Pierre et Saint Paul,

3.     et le plus récent Compostelle où repose un apôtre majeur, Saint Jacques, martyr décapité sur ordre du roi Hérodote.


Il existe au travers du monde d’autres pèlerinages dont

1.     celui des hindous qui vont en marchant aux sources du gange afin de se purifier aux eaux du fleuve.

2.     Le pèlerinage du Kailash au Tibet, les pèlerins parcourent des centaines de kilomètres dans les chaînes de l’Himalaya. C’est un parcours épuisant dont l’objet est de perdre son « Ego », de se dépouiller du surplus.

3.     Enfin évoquons le pèlerinage des indiens Huicholes qui parcourent chaque année plus de 400 Km afin d’aller cueillir le Peyolt. Ici on retrouve le pèlerinage, comme possibilité de renaissance dont le champignon hallucinogène donne le sentiment.


Revenons sur le pèlerinage de Saint Compostelle. Il est très significatif quant à la marche. Compostelle est le pèlerinage le plus récent et qui a connu rapidement un développement. Il est d’un accès plus facile, les cols ont moins d’envergure.

Mais aussi il se différencie des autres dans la mesure où l’arrivée n’est constituée que d’une église contrairement à Jérusalem et Rome où à l’arrivée on initie presque un autre pèlerinage.

Du coup le trajet lui-même, la marche elle-même pour Saint Compostelle a pris une importance en soi, parsemé de nombreux sanctuaires, mieux balisé, avec quatre points de départ : Vézelay, Tours, Sainte-Marie-du-Puy, Toulouse.


L’arrivée étant plus modeste, c’est la marche elle-même qui a pris de l’importance, et a acquis une dimension spirituelle.

Une question surgit : quand on a un projet très important, dont les objectifs sont très ambitieux, ceux-ci du coup ne surplombent-ils pas le cheminement du projet ? Ne sommes-nous pas alors prisonnier de l’impératif de réussite, l’espoir d’y arriver qui vient effacer, rendre secondaire le cheminement lui-même ? Le risque n’est-il pas alors de faire sien le fameux adage : « la fin justifie les moyens » ?

Ne faut-il pas mieux adopter les petits projets avec la beauté des cheminements, des instants présents ? Au creux de ces questions, il s’agit du choix des modes de développement.



Revenons à la dimension spirituelle de la marche interrogeons-nous sur le pourquoi. Pourquoi la marche est choisie comme cheminement spirituel ? Plusieurs pistes de réflexions s’offrent à nous :

*   La marche a ceci de commun avec un monastère : on s’extirpe de la communauté humaine pour s’ouvrir à Dieu, à une spiritualité, à un paysage. La marche est peut-être un monastère sans mur, un monastère dehors.

*   La marche est une confrontation entre notre finitude et l’immensité d’un paysage que nous découvrons après avoir poussé d’abord le pied gauche devant, puis le pied droit. Une certaine spiritualité ne prend elle pas racine dans cette confrontation entre notre finitude et le sentiment d’infini qui nous entoure ?La répétition dont la marche se nourrit est une invitation au psaume, au rythme de la poésie, à la chanson, à une pensée libérée.

*   La répétition a des liens avec la spiritualité : prières, phrase, son répétés plusieurs fois. La spiritualité tibétaine associe la respiration à la répétition d’un son. Ceci est aussi à rapprocher des exercices spirituels dont un des vecteurs est la répétition, l’écriture à l’infini d’une même idée ou précepte.

*   Par ailleurs, nous avons vu la présence du silence.

®  Cette spiritualité que la marche favorise et dont les pèlerins se sont emparés, peut aussi déboucher ou s’accompagner d’une prise de parole humaine forte.


La marche comme prise de parole

La marche a été à plusieurs reprises le vecteur d’une parole humaine, notamment celle qui n’était pas entendu par les différents pouvoirs en place. Nous pourrions évoquer la marche des beurs, la longue marche de Mao. Mais nous nous concentrerons sur Ghandi qui a fait de la marche l’expression centrale de sa prise de parole, de la lutte anti coloniale et une toute autre manière de porter la revendication.

Il a ainsi totalement innové la manière d’organiser sa politique. La marche lui a permis d’associer une expression politique à une philosophie, un art de vivre, une spiritualité et une transformation de soi. En fait, une telle synergie est pratiquement unique dans l’histoire, du moins porté à un tel niveau.

Gandhi est souvent connu pour son action non violente, qui est en effet un principe majeur chez lui mais qui réduit la portée de son engagement et de son message.

Auparavant, revenons sur le parcours de Gandhi.  Sa vie est marquée par la recherche progressive d’un dénuement, la recherche du nécessaire. Ainsi il est étudiant à Londres, portant la redingote, le gilet croisé, le pantalon rayé et arborait une canne au pommeau d’argent. Il simplifie progressivement son apparence, jusqu’aux dernières années où il n’est plus revêtu que d’un pagne de tissu de coton blanc filé à la main. De ce point de vue nous pourrions trouver des accointances avec les cyniques.

Cette transformation progressive s’accompagne d’un engagement politique. Il travaille d’abord en Afrique du Sud, après ses études de droit. Sensible à la condition des indiens dans ce pays, il organise une première marche qui connaîtra un premier succès, deux milles indiens le rejoignent et traversent une partie de ce pays. Arrêté, c’est toute la communauté indienne qui se met en grève, dans un pays structuré par l’apartheid, et gouverné de manière autocratique. Il obtient un premier succès, le gouvernement acceptant une négociation et faisant des concessions qui améliorent le quotidien des indiens.

Ensuite en Inde il organise plusieurs marches, dont la plus célèbre est la marche du sel, visant à contester le monopole du sel que s’étaient octroyé les anglais. Partis à quelques uns, ce sont des milliers d’indiens qui se joignent à cette marche vers la mer qui dure plusieurs mois.

Il est intéressant d’observer la manière dont la marche était organisée et les valeurs qui étaient mises en exergue. Une nouvelle manière de faire de la politique s’initie alors. La marche n’avait pas comme seul objet de manifester une opposition mais aussi de transformer chacun des marcheurs, de dissoudre, par l’effet marche, l’effort quotidien, le ressentiment, l’envie d’en découdre avec le la puissance coloniale. La marche visait au-travers d’une opposition à faire émerger la puissance de la sérénité, et à apprendre à ne vivre qu’avec le nécessaire. A ceci s’ajoute des valeurs qui se traduisent par l’engagement de Gandhi contre les castes et la condition faite aux femmes et une attention particulière accordée à la spiritualité.

La marche est à la fois l’expression de la condition humaine et notamment des plus pauvres qui n’ont que leur pied pour se déplacer, un lieu qui promeut l’autonomie et l’autarcie, où la révolte s’articule avec le sens de la mesure et la prise de conscience de notre finitude, où la spiritualité donne à la revendication une toute autre dimension, une dimension universelle et philosophique.


Ceci met en relief, le sens de la marche : un fondement de notre humanité, une réappropriation de soi et de son destin, un acte terriblement humain.

Avec Gandhi, le « marcher une manière d’être » prend toute son ampleur, dans la mesure où ici philosophie devient à la fois écriture, spiritualité, politique, art de vivre.

Ceci me conduit en pré-conclusion à un petit billet d’humeur : au sein de notre monde et société troublés, en manque de repères et de sens où l’existence semble oublié au profit d’une machine qui produit de moins en moins de satisfaction, met notre planète en danger, où la politique semble tourner à vide ou alors se réfugier dans de vieux archaïsmes, n’est-il pas temps de se mettre en marche, de marcher pour reprendre la parole, pour reprendre espoir ?

Conclusion

Nous marchons de la même manière hier qu’aujourd’hui. La marche en soi n’est pas l’objet de progrès, seuls les ustensiles qui l’accompagnent évoluent. Il en est de même avec la philosophie. On ne peut pas parler de progrès de la philosophie, juste d’accumulation de concepts, de théories, de conceptions différentes du monde. La notion de progrès ne peut ni s’appliquer à la marche, ni à la philosophie, peut-être parce qu’elles restent une activité avant tout humaine, fondatrice même de notre humanité, peut-être aussi et surtout parce qu’elles se suffisent à elles-mêmes.

Le marcheur est à la recherche d’un ailleurs, la philosophie a besoin de s’extraire pour comprendre. Alors la marche et la philosophie sont faites pour se rencontrer. Et quand elles se côtoient, la marche devient alors « une manière d’être », un cheminement et la philosophie l’expression de ce cheminement.



Christophe Baudet